À Gjirokaster, l’artisanat menacé de disparition malgré le tourisme

À Gjirokaster, l’artisanat menacé de disparition malgré le tourisme

Perchée à 300 mètres d’altitude au sud du pays, la ville de Gjirokaster abrite les dernières générations d’Albanais à pratiquer certains métiers artisanaux. Des traditions qui peinent à se transmettre malgré un regain d’activité lié au tourisme.

Il reproduit les mêmes gestes depuis 33 ans. Dans le quartier historique du Bazaar de Gjirokaster, Viktor Nurçe sculpte un motif floral traditionnel. Cloîtré dans un atelier poussiéreux, l’homme âgé de 55 ans frappe sans relâche son ciseau à bois à l’aide d’un maillet en métal. Les sourcils froncés, il se concentre sur chaque détail du panneau en bois de pin destiné à décorer le plafond d’une maison d’hôte : « Je reproduis les motifs traditionnels des vieilles habitations de Gjirokaster », explique le sculpteur, « le tourisme a relancé mon activité a 200%. Depuis cinq ans, c’est très intense. Même si je travaillais toutes les nuits, il y aurait encore à faire. »

Plafonds, escaliers, cheminées…Viktor Nurçe rénove environ cinq maisons d’hôtes ou d’hôtels par an destinées à l’accueil de touristes. En 2023, environ 300 000 touristes ont visité la ville de Gjirokaster, indiquait Ardis Duka, directeur régional du patrimoine culturel, auprès du média Euronews Albania. Un chiffre en hausse de 50% par rapport à l’année 2022. D’après Viktor Nurçe, le boom touristique survenu il y a une quinzaine d’années a permis à son métier de survivre : « Le tourisme pousse les gens à restaurer une ou deux pièces de leur maison pour en faire des maisons d’hôtes, indique-t-il, c’est une des seules sources de revenus de la région ». 

Il n’est pas le seul à connaître un regain d’activité. Sa femme, Éli Zhulati, confectionne des costumes traditionnels composés d’une veste, (la « xhupa ») et d’une jupe (la « fustanella ») qui attirent la curiosité des touristes : « Les nouvelles générations d’Albanais et les étrangers s’y intéressent », assure l’artisane en brodant des motifs dorés sur un tissu en velours rouge. Ces costumes traditionnels sont coûteux en raison du temps passé à leur fabrication : « La confection demande de la patience, entre 40 et 45 jours. Ils sont ensuite vendus en moyenne à 2 000 euros » explique Blerim Topulli, guide touristique à Gjirokaster.

Une première disparition sous le communisme

Éli Zhulati raconte que son métier a déjà failli disparaître sous la dictature d’Enver Hoxha : « Les vestes sans manches et les longues jupes plissées ont cessé d’être produites au début du régime communiste, raconte cette fille et petite-fille de tisseuses et de brodeuses, « leur caractère luxueux les réservait aux familles les plus riches du pays ». Un marqueur d’inégalité sociale et de liberté culturelle en contradiction avec l’idéologie du régime.

Eli Zhulati a commencé à coudre sous l’époque communiste

Mais en 1961, le dictateur Enver Hoxha a décidé de transformer Gjirokaster en « ville-musée » afin de la protéger, notamment en raison de la présence de sa maison natale. Les artisans ont du alors apprendre à faire revivre de leurs mains des machines traditionnelles d’un autre temps. Eli Zhulati fait partie de cette génération qui apprend à manier le fil. Puis l’année 1991 signe la chute du communisme : « C’était une période économiquement difficile pour Gjirokastra. La mise en place d’une économie libérale a provoqué le déclin des activités artisanales » explique Blerim Topulli.

Des métiers traditionnels encore menacés

La sculpture sur bois a connu le même destin. L’activité a atteint son apogée durant l’ère communiste : « Il y avait plus de 150 personnes qui exerçaient ce métier dans les ateliers de Gjirokaster », raconte Viktor Nurçe en revenant sur cette tradition médiévale : « Depuis le 19ème siècle, le travail du bois est reconnu dans notre ville avec la création d’objets de cultes ». 

Le déclin lié à la fin de l’ère communiste a provoqué la chute des vocations : ils ne sont plus que dix à Gjirokaster à pratiquer la sculpture sur bois. Viktor Nurçe est le plus jeune d’entre eux : « Aucun jeune ne veut faire ce métier,” illustre-t-il, en expliquant n’avoir jamais eu d’apprenti. “Même si je rénove beaucoup de maisons d’hôtes, les gens n’ont pas assez de revenus donc ils ne peuvent pas bien payer »

Éli Zhulati, quant à elle, craint la disparition de son artisanat : « Je ne connais pas de jeunes qui seraient intéressés pour reprendre mon activité », soupire-t-elle, “et je suis l’une des dernières du pays à perpétuer une tradition vieille de plusieurs centaines d’années »

Julie Zulian

Julie

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