Les premiers pas de l’Intelligence Artificielle à l’heure albanaise
Le Premier ministre albanais a annoncé vouloir passer par l’IA pour mieux gérer le processus d’admission au sein de l’Union Européenne. Le marché local n’en est, lui, qu’à ses premiers souffles.
Elle a cru à une blague. Mira Murati, directrice technique d’OpenAI et “créatrice de ChatGPT“, selon Time Magazine, aurait “ri” quand le Premier ministre albanais, Edi Rama, l’a appelée avec une proposition pour le moins cocasse. Le chef d’État s’est tournée vers la native albanaise pour demander son aide afin d’accélérer le processus d’intégration à l’Union Européenne du pays. Face à la charge de travail, les logiciels “intelligents” de traduction lui permettraient d’économiser “une armée de traducteurs et un bataillon d’avocats, coûtant des millions d’euros“.
La “Startup nation” albanaise
Si le projet en laisse certains perplexe à Bruxelles, il reste une preuve de l’ouverture du pays à la question de l’Intelligence artificielle (IA). Et derrière cette ouverture, tout un écosystème semble prêt à se développer. À Tirana, la jeune entreprise Nullius in Verba se veut “la première startup d’IA au service de l’avenir de l’Albanie“. Fondée en 2021, l’entreprise a dévoilé, en décembre dernier Neura, une application de transcription de la voix en texte et inversement. L’entreprise entend aussi développer des outils de traductions et de relecture.
Le 1er février, 350 utilisateurs avaient été comptabilisés. Pour l’instant, l’outil fonctionne en albanais, mais l’équipe de Nullius in Verba plancherait sur le développement de ces outils dans “d’autres langues moins représentées dans les logiciels existants“, selon Sorana Oana Filip. Même si l’est des Balkans reste un marché de niche, la jeune femme d’origine roumaine y a trouvé sa place. En pleine croissance, Nullius in Verba lui confère un espace “excitant“, dans lequel elle se sent libre “d’apprendre et de grandir“. “C’est une partie intégrante de qui je suis aujourd’hui“, confie-t-elle.
Et il y a de quoi être enthousiaste: la soirée de lancement de Neura a écoulé une centaine de place sur la plateforme eventbrite, auxquels s’ajoutaient la cinquantaine d’invités et la dizaine d’employés. Bora Muzhaqi, ministre de la jeunesse, comptait parmi les invités. “C’est encourageant de voir cette curiosité de la part des élus“, affirme la jeune femme.
Former les entrepreneurs du futur
“Curiosité” semble être le maître-mot. Fin janvier, 25 laboratoires ont été installés dans des écoles du pays, selon le Ministère de l’éducation. Les élèves y sont formés à utiliser les outils intelligents, en collaboration avec l’organisme Albanian-American Development Foundation (Fondation albanienne-américaine pour le développement, AADF).
L’AADF fait partie de ces forces motrices de la promotion de l’IA. Marjana Prifti Skenduli, membre du groupe d’experts du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle et l’éducation, mais aussi fondatrice d’Albanian Center of Artificial Intelligence (AI-Albania), était présente lors d’un des événements d’AADF. Sept groupes d’étudiants y ont présenté, le 7 novembre dernier, leurs initiatives innovantes. Parmi eux, un l’a particulièrement marqué, avec un système censé “révolutionner la sécurité routière“, grâce à des caméras intelligentes et des outils d’étude du trafic en temps réel.
“Cela peut sembler peu novateur, mais la présentation de ces adolescents de 14 à 18 ans m’a touchée. Ils étaient si enthousiastes, et on pouvait sentir qu’ils maîtrisaient bien leur sujet.” Marjana Prifti Skenduli se réjouit du potentiel du pays: “L’Albanie est très prometteuse en ce qui concerne l’échantillon de talents sur place, surtout comparé à sa population. Ces talents doivent être nourris et cultivés.”
La fuite des cerveaux guette
Cultiver son jardin digital, c’est ainsi que l’IA peut grandir. Elton Domnori dirige le département de génie informatique à l’Université Métropolitaine de Tirana. Il y supervise une formation spécialisée en IA, avec un programme de doctorat, ouvert il y a deux ans. La première promotion comptait trois étudiants, la deuxième cinq. Depuis l’année dernière, une licence (bachelor) accueille une dizaine de jeunes ingénieurs. “C’est prometteur“, affirme-t-il. En comparaison, lors de sa première année, le programme d’ingénierie dédiée à l’étude de logiciels comptait sept étudiants. Pour sa quatrième année, elle en cumule 50. Domnori compte étendre son offre de formation avec l’ouverture d’un Master “l’année prochaine, si tout se passe bien.“
Mais il y a un gros nuage au tableau: la fuite des cerveaux. Nombres des étudiants d’Elton Domnori souhaiteraient partir. Partir serait la promesse d’offres d’emploi plus compétitives, car mieux rémunératrices mais surtout plus prometteuses à long terme, s’insérant dans des marchés plus développés. Pareillement, l’offre éducative dans le domaine spécifique, y est souvent plus complète. “Beaucoup d’étudiants nous disent qu’ils veulent continuer leurs études à l’étranger. C’est difficile, mais on ne peut pas faire concurrence”, se désole-t-il. Il s’inquiète même de la communication autour de l’Intelligence Artificielle: “Si on fait la publicité de l’IA, au-delà de ce que le marché peut vraiment offrir, on ne fait que nourrir la fuite des cerveaux.“
Une stratégie nationale qui se fait attendre
Il faut dire que la stratégie nationale reste floue. Erjon Curraj déplore le manque de coordination entre les différents acteurs, qu’ils soient publics ou privés. Passé par le Programme des Nations unies pour le développement, il mène aujourd’hui des recherches au niveau national dans le cadre du développement d’un projet mondial autour du développement responsable de l’IA, avec le Centre de recherches pour le développement international (IDRC). En décembre, il a animé une conférence à l’Université Polytechnique de Tirana. “J’y ai croisé plusieurs acteurs du secteur de l’IA, et j’ai essayé de plaider en la faveur du développement d’un modèle commun.”
Mais il ne désespère pas. Une première étape dans le sens d’une économie tournée vers le digital a été franchie cet été avec la loi sur les “digital nomads”. Le but? Inciter les salariés d’entreprises étrangères autorisant le télétravail de s’installer en Albanie. Ceux-ci bénéficient, en échange de leur participation à l’économie, d’une exemption d’impôts sur douze mois. De quoi attirer les amateurs de travail au soleil, alors que Shkodra, à deux heures de voiture de la capitale Tirana, est citée par Euronews comme une des meilleures villes côtières pour ces travailleurs nomades. Un début dans le développement d’un écosystème dans lequel l’IA pourrait se développer pleinement, qui pourrait encore être encouragé par une fiscalité à destination des entreprises, par exemple. L’espoir aussi, pour Erjon Curraj, d’un “retour des cerveaux“, pour contrer la fuite des cerveaux qui frappe le pays.
Un projet public serait d’ailleurs en train d’être élaboré, du côté du gouvernement. Pour l’instant, peu d’informations sont disponibles, mais Curraj se montre optimiste. Il a eu l’occasion de discuter avec Mirlinda Karçanaj, directrice générale de NAIS: “Elle a été très à l’écoute de mes questions et de mes recommandations.” Un point d’autant plus rassurant que le pouvoir semblerait “volontaire dans le développement d’une stratégie autour d’une IA responsable.”