L’architecture de Tirana, symbole d’un pays victime de son envie de grandeur
Depuis une dizaine d’années, les gratte-ciels fleurissent dans la capitale du pays de l’Aigle. Le reflet de la stratégie d’européanisation de la ville. Synonyme aussi de problèmes d’acceptation au sein de la population, sans oublier une mise en danger des habitations et du patrimoine… Doriana Musaj, professeure d’architecture à l’université Polis de Tirana et architecte, nous emmène faire le tour de la nouvelle capitale.
A Tirana, sur la grande place Skanderbeg, Doriana Musaj, professeure d’architecture à l’université Polis, observe les quelques gratte-ciels qui l’entourent. Une dizaine de grandes tours a jailli en seulement cinq ans.
Quelques mètres plus loin, un autre gigantesque édifice jouxte la Tour de l’Horloge, datant du 19e siècle. “C’était traditionnellement le monument le plus haut des villes albanaises. Aujourd’hui, avec les immeubles, il paraît tout petit”, remarque Doriana Musaj.
Prolifération au cours des années
Les nouveaux gratte-ciels, plus originaux les uns que les autres, créent un contraste flagrant dans la ville. Leurs formes semblent engloutir les quelques maisons du 19e siècle qui restent debout. Les tours dépassent même les barres de béton de l’ère communiste, époque omniprésente dans la ville devenue capitale en 1920.
“Beaucoup de familles albanaises vivent encore dans ces habitations, en se les réappropriant parfois, par une nouvelle véranda ou un recouvrement de balcon”, raconte l’enseignante-chercheuse, en parcourant cette ville qu’elle passe au crible depuis les années 2000.
Depuis une dizaine d’années, les très hautes tours se multiplient dans la métropole. La municipalité s’en félicite. “Tirana est passée par une transformation radicale depuis le début des années 2000. La ville s’est ouverte sur le monde et est maintenant reconnue par les visiteurs étrangers”, déclare Glindxhet Madhi, membre du conseil municipal de Tirana.
Doriana Musaj prend de serieuses distances avec ce discours. “En tant qu’architecte, je surveille souvent quand un projet est publié. La plupart du temps, ces immeubles sont de 5 étages plus hauts que sur le plan de construction initial. Dans la sphère académique, nous sommes convaincus qu’il s’agit de blanchiment d’argent”, murmure Doriana.
En plus de ce soupçon de dérives, ces bâtiments aux formes géométriques variées souvent dessinés par les meilleurs architectes européens, ne sont pas bien accueillis par la population albanaise. D’autant plus que ces constructions mettent parfois en danger les habitations et les monuments historiques.
Aux limites de la ville : des bâtiments informels
Tirana est passée de 250.000 habitants en 1990 à plus de 800.000 aujourd’hui. Lors de la chute de l’URSS, de nombreux Albanais ont migré de la campagne ou des montagnes, abandonnés financièrement par le régime. Ils ont alors construit leurs habitations sur des terres auparavant agricoles à la périphérie de la ville.
“C’était à un moment où il n’y avait pas d’administration publique fonctionnelle, le gouvernement n’avait plus aucun pouvoir sur les habitants. Au même moment que ces projets massifs se lançaient, des milliers d’Albanais fuyaient le pays. Il était impossible de savoir qui était réellement propriétaire”, explique Doriana. Si des tentatives pour régulariser les actes de propriété ont été mis en place par le gouvernement dès 2005, des milliers d’albanais n’en ont toujours pas. Un flou juridique sur le foncier ou le bâti dont certains ont tiré profit.
En 2020, l’architecte italien Stefano Boeri, en partenariat avec la municipalité, a présenté le projet Riverside à la frontière nord de Tirana. Dans les plans 3D rendus publics, l’idée était de créer un quartier de Tirana vert, responsable, avec animaux en liberté et espaces verts. Le gouvernement a même présenté le projet comme un futur lieu d’habitation pour les victimes du tremblement de terre de Durres et pour la communauté Rom.
Mais dans les faits, de nombreuses maisons ont dû être démolies pour à ce jour, un seul bâtiment construit, encore inoccupé. Et faute d’acte de propriétés, la démolition a été très facile à mettre en place, comme le décrit Euronews : “Les maisons qui vont être démolies ont été marquées par un “X”. Par conséquent, les propriétaires ont été évincés de leurs habitations avec la promesse d’une nouvelle maison. Ils sont sans nouvelles depuis”.
Impossibles à louer
“Ces gratte-ciels, souvent dessinés par des architectes italiens ou portugais pour mettre en avant une Tirana européenne, créent en réalité un vrai problème de logement en Albanie. Des habitations sont détruites pour céder la place à des ensemble d’appartements impossibles à louer pour les albanais, faute de moyens”, dénonce Doriana Musaj. Et de fait, même si aucun chiffre officiel ne le confirme, rares sont les étages de ces immeubles qui semblent occupés.
La chercheuse nous conduit maintenant dans le quartier du nouveau stade de football de Tirana : Air Albania Stadium, construit en 2019. Comme beaucoup de buildings albanais, son financement est passé par des investissements privés : la compagnie aérienne Air Albania à hauteur de 3,2 millions d’euros, l’UEFA pour 10 millions d’euros, et 58 millions venus d’une société de construction, Albstar.
Ce stade, constitué d’une tour d’hôtel de luxe et d’un centre commercial, est pour l’experte le symbole même de la “destruction de l’héritage architectural de Tirana pour créer quelque chose qui n’est en aucun cas pour la population locale ”. Mais pour l’experte, ce n’est même pas le coût le plus lourd à payer pour la société albanaise.
Un héritage en danger
En 2020, le National Theatre de Tirana a été démoli par ordre du premier ministre, Edi Rama. Malgré le fait que ce lieu d’emprisonnement sous l’ère communiste était aussi un sombre symbole, la décision n’a pas été comprise par les artistes et activistes albanais, qui ont occupé le théâtre pendant plusieurs jours, jusqu’à sa démolition, un soir de confinement mondial.
“Voir le théâtre se faire démolir par des bulldozers en pleine nuit, en secret, c’était le symbole pour nous de la victoire du gouvernement sur la manière de raconter notre histoire”, se remémore Andy Tepelena, activiste culturel, membre de plusieurs ONG pour la conservation du patrimoine albanais.
À l’époque, cette décision du gouvernement a été justifiée par la volonté de bâtir à la place un nouveau théâtre en forme de nœud papillon. Mais, aujourd’hui il est question de trois énormes tours d’habitation, jouxtant l’ancien théâtre…
En évoquant ce chantier, en suspens depuis 2020 : Doriana Musaj secoue la tête. « Il n’est pas évident de comprendre les intentions du gouvernement, il y a trois vérités à décrypter à chaque nouveau projet : celui présenté en 3D sur le document, celui sur le plan rendu public et le projet final fini”.
« Un réel paradoxe, critique-t-elle encore : le gouvernement choisit de réinventer son image soit disant pour développer le tourisme. Mais, il met en danger son héritage culturel en juxtaposant des énormes buildings près de notre patrimoine qui va se détériorer très rapidement faute de soleil et de soins. »
La ville la plus polluée d’Europe
Au-delà de la gouvernance opaque des projets, la surpopulation de Tirana ainsi que son urbanisation massive sont aussi nocives pour les habitants. En 2017, selon le suivi de l’Agence nationale de l’environnement, la ville avait le plus haut niveau de pollution de l’air urbain en Europe.
Depuis quelques années, pour répondre à ce problème, la municipalité met en avant un plan d’urbanisme vert, Tirana 2030. Ce projet porte principalement sur l’axe nord de la capitale.
Mise en place de voies ferrées à haute vitesse allant de l’aéroport au centre-ville, taxe d’embouteillage pour les automobilistes, vingt nouvelles écoles publiques…
Une forêt devrait même voir le jour autour de Tirana avec un million de nouveaux arbres plantés. Et le nombre d’espaces verts à Tirana, d’une quinzaine aujourd’hui, devrait tripler.
“En 2030, Tirana devrait devenir une ville dense, une vraie métropole s’appropriant ses espaces mais aussi ses zones vierges. Il s’agit de remplacer notamment ses vieux immeubles qui consomment beaucoup d’énergie pour créer un nouvel esthétique plus plaisant et une architecture fonctionnelle pour l’environnement”, prône Glindxhet Madhi.
Mais Doriana Musaj, là encore, n’est pas dupe : “A chaque nouveau plan, très joli sur le papier, il faut se demander : quel est le réel coût pour la population albanaise ?”.