La répartition des terres, une plaie ouverte dans la région d’Himarë
Dans le paisible village de Qeparo, niché entre la mer et la montagne dans la région de Himarë, en Albanie, les cicatrices de la répartition des terres à la chute du communisme persistent dans les récits de certains de ses habitants.
C’est avec émotion que Krisa pose les documents vieux de plusieurs siècles sur la table. “Je ne les ai montrés à personne depuis tellement longtemps”. Rédigés avant la dictature communiste, ils constituent l’unique preuve de l’acquisition de 27 parcelles agricoles dans la région d’Himarë, par sa famille. “À Qeparo, nous faisions partie de ceux qui possédaient le plus de terres.” ajoute fièrement sa grand-mère Kristina.
Du haut de ses 97 ans, elle se souvient quand la dictature communiste a mis la main sur ces parcelles afin créer des coopératives agricoles de production collectives. Les terres fertiles de la région et sa proximité avec la mer permettaient de récolter des oranges et produire de l’huile d’olive en abondance, faisant d’Himarë la région la plus prospère du pays. “Nous étions la seule région à produire une huile d’olive d’une telle qualité. Le gouvernement la revendait au prix fort. Nous avions un bon salaire : 100 Lek par jour, contre 40 pour les régions du nord, qui cultivait uniquement des châtaignes par exemple”, explique la grand-mère.
À la chute du régime communiste, elle et sa famille ont espoir de retrouver leurs terres mais la loi agraire de 1991, les répartissent entre toutes les personnes qui ont travaillé dans la coopérative. Dans le pays, celles-ci sont morcelées en 400 000 micro-exploitations familiales installées sur 1,4 hectare en moyenne. La famille de Kristina voit ses terres redistribuées entre tous les habitants du village.
“C’est un superviseur désigné par le gouvernement qui était chargé de déterminer quelle terre allait à qui, se souvient elle. Il privilégiait les personnes avec qui il avait le plus d’affinité, où ceux qui avaient le plus de pouvoir.” Au début des années 2000, la grand-mère constitue un dossier avec tous les documents prouvant que sa famille avait bien acquis les terres avant l’ère communiste et les présente au tribunal pour restitution, en vain. “Ils ne voulaient rien entendre et ont même tenté de confisquer mes documents, pour qu’il n’y ait plus aucune trace.” À ce jour, elles demeure l’une des rares du village à posséder encore les traces de ces titres de propriété.
“Maintenant, c’est impossible de vivre seulement de l’agriculture”
La répartition des terres eu pour conséquence une totale réorganisation de l’activité de la région. Dans leur ouvrage L’agriculture albanaise : de la coopérative à l’exploitation de survie Olivier Deslondes et Michel Sivigno résument le phénomène: “Les aspirations à un partage égalitaire de la terre étaient si fortes qu’elles ont occulté les considérations économiques. […] Il va de soi qu’une exploitation de un à deux hectares ne peut suffire à occuper toute l’année une famille entière”. En d’autres termes, les familles qui avaient des terres suffisamment vastes pour subvenir à leurs besoins grâce à l’agriculture ont été privées de leurs biens, tandis que d’autres se sont vus attribuer des parcelles trop petites pour maintenir une activité agricole viable. La région jadis agricole prospère se voit transformée en un territoire où les habitants doivent trouver d’autres moyens de subsistance.
“Aujourd’hui, on produit moins d’huile d’olive qu’avant, explique Victoria, une habitante d’Himarë Certains terrains sont mal entretenus et d’autres sont laissés à l’abandon. Les gens qui s’occupent des oliviers viennent uniquement quand c’est la saison de ramassage, et s’en vont.” Elle est revenue dans sa ville natale pour sa retraite, mais comme beaucoup, à la chute du système elle a émigré en Grèce pour travailler en tant que femme de ménage et trouver une autre source de revenus. De 1991 à 1994, ils sont des centaines de milliers, en majorité clandestins, à faire l’aller et retour entre leur pays et la Grèce dans l’espoir d’y travailler. “C’était le pays voisin à la fois le plus riche et le plus facile à atteindre“, détaille la retraitée.
Certains ont su tirer profit du déclin de l’agriculture, pour racheter les terres, et faire fortune. C’est le cas de Niko, originaire de Tirana. “J’ai fait une affaire, il y a deux ans, j’ai acheté un terrain de 1170m2 pour seulement 48 000 euros”, raconte fièrement le businessman. Pour rester rentable, il ne compte pas sur l’agriculture, mais sur le développement du tourisme. “Je construis actuellement un hôtel en bord de mer à Qeparo. L’agriculture, c’est bien, mais si des intempéries détruisent les récoltes, on perd tout! L’État ne nous est d’aucune aide.”
Quel que soit leur âge, les habitants de Himarë gardent un goût amer en évoquant la répartition des terres. Fauda, un jeune homme de 26 ans natif de Qeparo résume la situation. “La répartition des terres, c’était une arnaque. Finalement, c’est les plus puissants qui sont privilégiés.” Comme beaucoup, il travaille dans le secteur du tourisme durant la saison estivale, et l’hiver, au noir dans des chantiers en Allemagne.
Kristina, quant à elle, a espoir d’un jour retrouver les terres de ces ancêtres, mais elle ne se fait pas d’illusions. “Je sais que c’est encore plus compliqué aujourd’hui, car des gens ont construit des hôtels sur les terrains”.
Adèle Guilluy