Le plus grand barrage hydroélectrique d’Europe menace Dibra
La Cour constitutionnelle a approuvé le projet de Skavica, la construction d’un barrage mettant en péril l’habitat de 300 000 habitants. Les associations ont l’intention de contester cette décision devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Une impression d’immensité et de solitude imprègne Dibra, région du nord de l’Albanie. Le Korab, l’une des plus grandes montagnes des Balkans, s’étend à l’horizon. Il n’y a rien d’autre qu’une multitude de villages, tous reliés à Peshkopi, la grande ville la plus proche. Autrefois, des champs proliféraient, nourrissant tout le pays sous la dictature d’Enver Hoxha. Aujourd’hui, ils sont délaissés par des habitants ayant tout quitté. Ceux qui restent sont agriculteurs ou travaillent auprès des touristes à la belle saison.
Les vieux camions et tracteurs abandonnés sont légion dans les villages. Vladimir Holcorja, l’un des agriculteurs locaux, est arrivé ici il y a quelques années. “J’ai travaillé en Grèce pendant 17 ans pour pouvoir acheter ici ma maison et mon tracteur.” Dans ce coin isolé de la vallée de Dibra, les charrettes tirées par des ânes sont courantes. Des maisons délaissées s’écroulent. Il est difficile de dessiner l’ampleur de cette vallée, endroit qui va accueillir le projet de Skavica. Bientôt, tout sera sous l’eau.
Feu vert pour ce projet
La Cour constitutionnelle a donné son feu vert pour la construction du plus grand barrage hydroélectrique d’Europe. Cette décision est âprement contestée par les ONG qui prévoient de saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Pour elles, le gouvernement exerce des pressions sur l’administration locale. Les critiques portent notamment sur l’absence d’enquêtes publiques.
La société Kesh, entreprise énergétique nationale, prévoit la construction d’un barrage de 147 mètres de haut et d’un réservoir d’une capacité de 2,32 milliards de mètres cubes. Elle sera appuyée par l’entreprise américaine Bechtel. Ce futur barrage deviendra le plus grand du continent et engloutira une vaste partie de la région alors que l’économie locale dépend essentiellement de ses terres. Après la mise en eau du barrage, des espèces seront menacées, telles que le lynx des Balkans.
300 000 habitants en dangers
Le barrage obligera le déplacement de 20 000 habitants mais risque de toucher une plus grande partie de la population. cet ouvrage prendra place au coeur d’une zone sismique active. En cas d’accident même mineur, 300 000 résidents seront touchés.
“Je suis d’ici. J’y ai grandi. Je ne veux pas voir tout cela disparaître. Personne ne voudra partir en échange d’indemnisations, c’est une question d’honneur”, s’époumone Shemsi Prenci, policier membre de la protection civile. L’homme à la doudoune noire et à la barbe grise tient à montrer le point du paysage où, d’après le projet, le niveau de l’eau sera le plus haut. Très peu de personnes recevront des indemnités, car en raison de l’héritage communiste, la plupart ne disposent pas d’actes de propriété.
“Les Albanais ont besoin d’espace. Je suis d’ici, j’y ai grandi, je ne veux pas qu’on en parte. Cela pourrait être un lieu propice au tourisme et à l’agriculture, avec des terres fertiles”, précise-t-il. Il est membre d’une ONG qui milite contre la construction du barrage.
Plus grand projet de l’ère post-communiste
À Muhurr, un village de la région, des habitants sont réunis pour faire part de leur appréhension. Au café, les hommes se regroupent d’un côté, discutent avec animation, tandis que les femmes restent à l’extérieur.
Des hommes âgés, aux doigts jaunis par le tabac, écoutent dans une atmosphère enfumée. Tous réagissent en même temps et crient. Une plaisanterie raisonne dans le brouhaha ; “Si le gouvernement a besoin d’argent, on peut lui en donner, on en a dans nos portefeuilles”. Les habitants craignent que ce projet ne soit en fait qu’un pot-de-vin déguisé.
La construction de la centrale hydroélectrique devait coûter au départ 350 millions d’euros. Elle est désormais estimée à 1,2 milliard.
En Albanie, les centrales hydroélectriques contribuent à 95 % de la production énergétique du pays. Kesh exploite déjà trois centrales dans la région, d’une puissance totale de 1 350 MW. Cet ouvrage devrait être le plus grand réalisé depuis la fin du communisme dans le pays et 246 autres centrales hydroélectriques sont entrées cette année en service dans les Balkans. Dibra pourrait devenir une région morte.
Adrien-Guillaume Padovan