A Kuçova, la ville en déclin espère un renouveau du pétrole
Kuçova, autrefois prospère en tant que centre de l’industrie pétrolière albanaise, est aujourd’hui une ville en déclin. La ville lutte pour retenir sa population grâce à de nouveaux investissements capitaux pour l’Albanie.
C’est une odeur âcre et envahissante, le parfum de l’or noir, qui saisit les poumons et la tête à chaque coin de rue de Kuçova, située à deux heures de Tirana. Cette ville se noie dans les champs de pétrole. A tel point que la plupart des déplacements en voiture se font fenêtres fermées pour éviter les courants d’air chargés de cette odeur âpre. Elle ressemble à une Arabie saoudite au cœur des Balkans, mais sans l’image désertique, nichée plutôt dans des plateaux montagneux teintés d’un mélange de couleur orangée et verte.
“Pourquoi venez-vous ici? Il n’y a plus rien”, s’étonne une habitante à l’entrée d’un café. La cité sombre dans un état de déliquescence totale, devenant ainsi l’un des paradoxes de l’Albanie. Historiquement désignée comme le centre de l’industrie pétrolière albanaise depuis la découverte du premier champ pétrolifère en 1928, la ville n’est plus que le vestige d’un passé glorieux, ayant maintenant des allures de ville fantôme. “On a construit trop de bâtiments avec l’aide des Soviétiques dans les années 1950 pour répondre au besoin de main-d’œuvre. Mais, désormais, ils sont vides et s’effondrent. On ne peut pas les entretenir”, souligne le maire de la ville, Kreshnik Hajdari. L’État et les compagnies pétrolières comme Alpetrol ont abandonné ce lieu, renforçant son déclin à la chute du communisme. Le manque d’investissements gouvernementaux laisse de nombreuses personnes sans emploi, environ 10 % selon la ville, et deux personnes sur cinq selon les habitants.
Un appel d’air
Kuçova aurait perdu près de la moitié de sa population depuis l’avènement de la démocratie. Elle comptait environ 30 000 habitants au début des années 1990, tandis qu’en 2024, les estimations varient entre 15 000 et 25 000 habitants. “Il faut considérer cela dans le contexte des Balkans en tant qu’ancien bloc communiste. Les écarts économiques avec l’Europe occidentale ont suscité un fort attrait vers le reste du continent”, analyse Laurent Chalard, géographe à l’université de Paris IV – Sorbonne.
“90 % des gens de ma classe dans mon lycée sont partis. Après 17h, il n’y a plus rien, plus rien ne bouge, le pire c‘est pendant les vacances. Si tu veux trouver un job, il faut connaître l’employeur ou lui donner un petit quelque chose. Avec une famille à nourrir, tu es obligé de partir”, constate, amer, Flori, natif de cette ville. Lui aussi a essayé de la quitter, mais le Covid lui a empêché d’aller au bout de la procédure de visa vers les États-Unis. Un signe du destin pour lui.
Cette ancienne capitale industrielle est désormais bien plus pauvre que ses voisines alors que sous son sol se trouvent près de 490 millions de barils. “Ici, il y avait évidemment le pétrole, mais aussi le charbon, le fer et les usines”, estime Flori. Le manque d’entretien des installations pétrolières est tel que de petits lacs noirs se forment. Les pompes et les tuyaux sont en grande partie figés par la rouille. Les installations semblent préhistoriques par rapport aux normes modernes, dessinant une cité apocalyptique.
Les mines de charbon ne fonctionnent plus, laissant derrière elles seulement les cheminées en brique rouge. Les raffineries sont en ruines, réduites à des débris. Au cœur de cette ville relativement grande à l’échelle albanaise, trône une usine de solvants abandonnée. “N’y allez pas. Elle peut s’effondrer à tout moment”, crie un des habitants. Toutes les usines ici sont scindées en deux, entre une partie qui s’écroule et une autre parfois utilisée. “On n’a pas su garder les industries. C’est un constat dans tout le pays mais ici c’est très visible”, s’émeut le maire de la ville.
Arrivée du parapluie américain
Entre les montagnes et les palmiers, seuls restent visibles les numéros d’identification des pompes sur les peintures rouillées et grises. La municipalité va jusqu’à transformer les plus anciennes en musées pour se souvenir des heures de gloire. Dans les hauteurs, la plupart des habitants s’approprient ces anciennes pompes dans leur jardin via un système pour relier la chaleur de l’intérieur des puits de pétrole au gaz pour se chauffer. Le chauffage au gaz n’est pas courant dans les foyers albanais, mais ici, il l’est. “Certains s’en servent même pour alimenter des groupe électrogène à essence”, atteste une habitante. L’architecture et les rues sont désorganisées, incohérentes voire inexistantes au milieu de maisons en taule. Les nids-de-poule, l’absence de trottoirs, les vieilles Mercedes grises sont partout. Une ou deux Lada parsèment le tout, rappelant l’ère communiste.
De nombreuses personnes âgées errent, assises à ne rien faire, regardant le temps passer et parlent de cette époque : le souvenir des avions Mig qui survolaient la ville lorsque l’URSS et l’Albanie d’Hoxha étaient alliées. Beaucoup espèrent voir ce souvenir se transformer en renouveau grâce à l’Otan et devenir un lieu géostratégique capital. L’Alliance Atlantique va investir une des bases. Les travaux ont débuté en janvier 2022 pour accueillir des avions de chasse, avec un investissement de 50 millions d’euros. Elle devait être opérationnelle d’ici la fin de 2023. La base est considérée comme une source d’espoir pour celle que l’on surnommait Stalin City. Pour l’instant, aucun signe des boys ou des soldats occidentaux dans les rues, avec leurs propres loisirs tels que le billard et le Coca-Cola, ni de restaurants ou de lieux rappelant leur pays.
L’un des bâtiments les mieux entretenus et les plus imposants : la mairie, située au bout de la rue centrale. Dans son bureau, le maire, cravate rose et blanche, insiste sur les possibilités à venir de la ville. Il veut de nouveau qu’elle devienne un grand centre pour le pétrole. “On attend beaucoup de la prospection des entreprises italiennes notamment concernant le gaz. Cela peut changer la face de la ville et faire revenir du travail. On est en discussion aussi avec Shell, on espère même ouvrir à terme une école pour les jeunes qui va aider les entreprises pétrolières en termes de main-d’œuvre et de qualifications”, pense-t-il.
Des discussions qui peuvent interroger. L’une des raisons qui explique ce déclin, et qui constitue également un symbole du pays, est la question de la corruption. Elle prive la population des bénéfices potentiels des revenus pétroliers. La jeune génération, confrontée à ce climat de corruption endémique, se voit contrainte de chercher des opportunités à l’étranger pour échapper à ce cercle vicieux. Cet argent semble disparaître dans un labyrinthe de pots-de-vin, de fraudes et de malversations. Le Bureau du Procureur spécial contre la corruption et le crime organisé a condamné et traduit en justice le maire de Kuçova, Kreshnik Hajdari, pour falsification de formulaires et pour des pots-de-vin dans le cadre de marchés publics.
“On veut aller à Tirana”
Le problème est de retenir les jeunes. Il n’y a pas grand-chose à faire, surtout pour eux. Les plus jeunes s’amusent à descendre les pentes en vélo à pleine vitesse. Tous fréquentent la Maison des Jeunes. Celle-ci se situe un peu à l’écart des rues en pente et de ces pompes, dans un bâtiment qui ressemble à une salle des fêtes. Il est niché au milieu d’une cour déserte qui offre une vue dégagée sur les puits de pétrole environnants.
À l’intérieur de ce centre, les murs d’un blanc éclatant accueillent des chaises en bois, une bibliothèque et des ordinateurs. C’est l’endroit où tous les jeunes se retrouvent après les cours, pour simplement se voir ou travailler. Ici, on ne les incite pas à rester. Bien au contraire, la municipalité les aide à partir à Tirana voire ailleurs en Europe. Une jeune n’hésite pas : “On veut aller à Tirana. Et après on verra, mais je ne pense pas revenir malgré le potentiel pour le pétrole.”
5630 puits de pétrole sont exploités en Albanie.
En Albanie, 5630 puits de pétrole sont exploités, c’est l’un des pays d’Europe continentale avec les plus grandes ressources. Seulement 30 % des capacités du pétrole de Kuçova ont été trouvées. Un immense gisement de pétrole pourrait bientôt être exploité. Des gisements ont été découverts à 6003 mètres de profondeur à Shpirag, à moins d’une demi-heure de Kuçova. Ils pourraient bientôt être exploités en Albanie, selon le Premier ministre Edi Rama, par Shell, pour un investissement de près de 7 milliards d’euros. “On attend les Américains, ça va le faire”, espère Flori.