Arti’Zanave : Un restaurant pour les femmes victimes de violences
« Hapa të Lehte » (des pas légers) est une ONG qui vient en aide aux femmes victimes de violences conjugales en Albanie. Ces femmes ont fondé un restaurant à Shkodra qui emploie d’anciennes victimes et redistribue ses bénéfices pour les soutenir. Rencontre avec sa présidente Denada Shpuza Kraja.
En allant manger dans ce restaurants, les clients ont aussi un autre but : soutenir des femmes qui ont été victimes de violences conjugales. Le Arti’Zanave, à Shkodra, a été créé par une association qui leur vient en aide, et emploie certaines d’entre elles, comme Lesina, divorcée et mère de deux filles. Il y a quelques années, elle est venue frapper à la porte de l’ONG, « Hapa të Lehte » (des pas légers). La trentaine, timide, elle continue de travailler ici comme serveuse.
Le restaurant est un bel établissements aux murs jaunes et aux fenêtres occultées par de jolis rideaux. A l’intérieur, de grandes tables couvertes de nappes blanches et de tissus traditionnels albanais. L’accueil des femmes victimes de violence se fait dans un autre bâtiment, dans une rue parallèle. C’est là qu’elles peuvent rencontrer la travailleuse sociale du centre, Luljeta Alibali.
« Les femmes qui viennent nous voir commencent toujours par rencontrer notre travailleuse sociale, précise Denada Shpuza Kraja, présidente de l’ONG. Elles racontent la raison de leur venue et c’est la travailleuse sociale qui évalue ce dont elles ont besoin ». A partir de là, chaque femme peut être dirigée vers une autre institution comme un centre d’hébergement ou recevoir une aide psychologique ou juridique. Notre centre d’accueil les aide également à trouver un travail, à toucher des aides de l’Etat et à inscrire leurs enfants à l’école.
Lorsque toutes ces actions ont été mises en oeuvre en 2003, il n’y avait pas de loi en Albanie pour protéger les femmes victimes de violences conjugales. Denada Shpuza Kraja est alors une jeune avocate spécialisée dans le droit des femmes. « A l’origine, nous voulions créer un espace public où les femmes pourraient se retrouver, discuter, et faire du lobbying. » A l’époque, elle ouvre donc un bar. Puis, il ferme ses portes en 2020. Il est remplacé par le restaurant, le Arti’Zanave et une auberge : trois chambres avec salles de bains situées au-dessus du centre. Tous les bénéfices de l’auberge et du restaurant sont reversés à des fonds destinés à soutenir les femmes victimes de violences conjugales.
« Aujourd’hui nous avons une vingtaine de jeunes qui viennent manger au restaurant trois fois par semaines parce qu’ils veulent soutenir notre ONG », explique la présidente. Pour eux, les serveuses ont dressé une grande table blanche. Chaque jour, le menu, à base de produits locaux, varie. Que ce soient les boulettes de viande, le fergesë ou les légumes au four, les plats sont fait à partir de recettes traditionnelles, transmises de mère en fille.
Bientôt, Denada Shpuza Kraja espère agrandir le restaurant, pour y ajouter dix couverts supplémentaires.
Dans son bureau, elle garde des piles de dossiers bien rangés sur des étagères en bois. Un par femme qu’elle a aidé. En 20 ans, l’ONG en a soutenu plus de 2800, certaines travaillent encore ponctuellement pour le centre.
En Albanie, le gouvernement estime que 34% des femmes ont été violenté par leur partenaire au moins une fois. Un fléau qui touche selon Denada, toutes les catégories de la population, peu importe le revenu ou le rang socio-professionnel. Selon la présidente du centre, c’est d’abord la reproduction d’un cycle de violence expérimenté pendant l’enfance. Viennent s’y ajouter d’autres facteurs comme l’alcoolisme ou la dépendance au jeu.
Pendant longtemps, quand elle recevait des femmes, Denada ne pouvait s’empêcher de pleurer avec elles. A l’époque, elle pensait même que touts ces récits de violences conjugales l’empêcheraient de fonder une famille. Aujourd’hui, tout en continuant son activité, elle est mariée et mère d’un petit garçon. Elle a réussi à prendre un peu de distance avec ces multiples récits qu’elle recueille toujours.
Elle se rappelle notamment une femme qu’elle a rencontré dix ans plus tôt, mère de deux enfants. Elle préfère taire son nom. Cette femme s’était battue pour obtenir le divorce de son mari maltraitant et obtenir la garde de ses deux enfants. Mais sa fille aînée a témoigné contre elle au tribunal et affirmé qu’elle refusait d’être séparée de son père. Impuissante, la mère a perdu la garde de sa fille et a dû renoncer à la voir grandir.
Aujourd’hui encore cette femme vient apporter son aide au centre, pour les remercier de l’aide psychologique et de l’accompagnement juridique qui lui ont permis de garder son fils. Il y a quelques jours, elle a même laissé un tableau qui raconte son histoire. Celui-ci, comme des dizaines d’autres, a été exposé par l’ONG pour fêter les 20 ans d’engagement de l’association.
Denada, , fouille dans une pile de tableaux, cachés dans un coin de son bureau. Elle en sort une immense toile d’un bleu froid. On peut y voir un œil, derrière le verre d’une paire de lunette. Cet œil est celui avec lequel elle continue de voir grandir son fils. Le second, destinée à sa fille, est hors du tableau.
Tom MALKI