Les deux visages d’Ismaïl Kadaré
À 88 ans l’auteur albanais Ismaïl Kadaré vient de recevoir la légion d’honneur en France pour sa critique de la tyrannie communiste. Mais dans la capitale albanaise, il ne fait pas l’unanimité. Loué pour son écriture, il est aussi critiqué. Certains pense qu’il aurait été un enfant gâté du régime.
« On vend environ cinq livres d’Ismaïl Kadaré par jour » explique Laetizia, qui travaille dans une librairie du centre de Tirana. Le rayon dédié à l’auteur albanais trône à deux pas des portes d’entrée et ses étagères croulent sous les nombreuses versions des titres de l’auteur. « On a ses livres en français, en vietnamien, en allemand… », égrène Laetizia. Kadaré a écrit une cinquantaine d’ouvrages, traduits dans quarante langues, faisant de lui l’auteur albanais le plus lu à l’étranger.
En lui remettant la légion d’honneur en 2023, le président français a salué un « messager de la liberté », et une œuvre littéraire au service de la lutte contre la tyrannie communiste d’Enver Hoxha, jusque dans les années 1990. En Albanie, tous les élèves doivent lire des livres de Kadaré pendant leur scolarité. Dans la librairie de Tirana, le premier roman de l’auteur : Le général de l’armée morte, est le plus acheté, notamment par les scolaires.
Ambiguïté lâche ou critique subtile ?
« J’adore ce qu’il écrit », explique Laetizia, « mais en tant que personne… je ne l’aime pas, il était en fait très soumis au pouvoir en place », lâche-t-elle. Un point de vue qui jure avec l’image de dissident politique de l’auteur albanais, dans le reste du monde. Mais selon la libraire, la plupart des albanais partagent ce constat. « C’est un peu un lèche-bottes », abonde Annie Lure, une cliente albano-américaine de la librairie justement arrêtée devant le rayon de l’écrivain.
Elle-même auteure et ayant fait des études de littérature, elle remarque : « pour moi, il a presque ‘imité le rôle’ d’un dissident politique. On soupçonne qu’il a été très proche d’Enver Hoxha, et même qu’il aurait écrit sous son patronage ». Elle évoque notamment le manque d’accusations explicites envers le régime d’Hoxha dans les ouvrages de Kadaré : « il n’a pas pris de risques, en restant très ambigu. Presque comme pour avoir le beurre et l’argent du beurre », soutient Annie Lure.
Devoir lire entre les lignes pour déceler des critiques envers le régime, c’est justement ce qu’admire Erilda Selaj, curatrice du Musée Kadaré de Tirana. « J’adore toutes les allégories et les sous-entendus qu’il y a dans les textes de Kadaré. Si vous lisez certains livres sans connaitre l’Histoire vous pouvez penser que c’est un texte classique qui parle par exemple de l’invasion ottomane. Mais si vous connaissez le contexte historique de l’époque, vous réaliserez qu’il ne parle pas vraiment de ça, mais plutôt du régime albanais. C’est comme une blague d’initié », s’enthousiasme-t-elle.
Tous les jours, elle accueille au moins deux classes d’élèves dans ce musée ouvert en 2019, qui n’est autre que l’appartement dans lequel ont vécu Ismaïl Kadaré et sa famille. Situé au quatrième étage d’un immeuble à la façade très ordinaire non loin de la grande place Skanderbeg, au centre de Tirana, les concepteurs ont tenté de conserver la décoration des pièces. « La seule requête d’Ismaïl Kadaré, c’était qu’on ne fasse pas de ce musée un mausolée », s’amuse Erilda Selaj.
Un appartement anormalement grand
La curatrice virevolte de part et d’autre du musée. L’appartement est grand, au moins six pièces. « A l’époque, la plupart des appartements étaient bien plus petits que celui-ci », concède-t-elle. « En le voyant, les gens pensent que Kadaré a été gâté par le gouvernement, en réalité il a juste été malin », poursuit Selaj.
Selon elle, avant d’intégrer ce logement, Ismaïl Kadaré vivait avec cinq membres de sa famille dans un appartement minuscule et le gouvernement refusait de les reloger. En 1974, Kadaré est déjà un auteur mondialement connu, il apprend qu’une délégation française va se rendre en Albanie. « Il contacte alors son éditeur français pour que le ministère des affaires étrangères prévoie une visite à son domicile. Quand l’itinéraire diplomatique est envoyé au gouvernement albanais, les autorités lui donnent ce bel appartement. », ricane presque Erilda Selaj.
L’importance pour la dictature de présenter une vitrine attrayante au reste du monde aurait permis à l’écrivain d’obtenir certains avantages. « Comparé à d’autres auteurs il a probablement eu des libertés, mais on oublie qu’il vendait des millions de livres, et que tout l’argent revenait à l’Etat ! Donc forcément ils étaient un peu plus gentils avec lui… », analyse-t-elle.
Ailleurs, des éléments de la correspondance entre Kadaré et son éditeur français, Fayard, montrent que le gouvernement communiste albanais aurait empêché l’auteur de se rendre à un événement en France, sous prétexte de « raisons indépendantes de [la] volonté [de Kadaré] »,. Dans la bibliothèque, la curatrice évoque d’autres preuves de la dissidence de Kadaré. « Beaucoup de livres présents ici étaient censurés à l’époque, 1984 de George Orwell, bien sûr, mais aussi l’Odyssée », relève Erilda Selaj, laissant transparaitre une pointe d’ironie.
Dans le salon, des adolescentes en visite avec leur classe posent pour une photo, un ouvrage de Kadaré en mains, des sourires jusqu’aux oreilles. Comme disait la cliente de la librairie de Tirana : “Il y a toute une mythologie autour de Kadaré, ça maintient l’intérêt. Quoi qu’il en soit, c’est un auteur intemporel“.
Nikita Guerrieri