Le premier site archéologique d’Albanie redoute la privatisation
Dans le sud de l’Albanie, à 14 kilomètres de la ville de Saranda, se trouve l’un des plus importants sites archéologiques du pays : Butrint. Avec le soutien du gouvernement albanais, une fondation privée américaine souhaite obtenir la gestion de ce vestige classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Fin novembre, la Cour constitutionnelle albanaise a refusé de statuer sur ce sujet pour la seconde fois.
Un trésor albanais, dont la gestion deviendra peut-être bientôt américaine. Depuis plus de deux ans, le gouvernement albanais souhaite mettre en concession le site de Butrint, vestige archéologique de fouilles gréco-romaines, sur le littoral du sud de l’Albanie près de la mer Adriatique.
Ce site classé au patrimoine mondial de l’Unesco est le plus important d’Albanie. Il compte de nombreuses ruines dont celles d’un amphithéâtre, une petite colline entourée par les eaux du lac et du canal de Vivari. On y trouve aussi des signes de civilisations antérieures, dont les les plus anciennes remontent à 7000 ans av. J.-C. Le gouvernement souhaite qu’il soit mis en concession pour être géré par une fondation privée étrangère.
A l’avenir, c’est la Fondation Albanaise Américaine pour le Développement (FAAD ) qui pourrait en reprendre la gestion pour 10 ans, moyennant un investissement de 5 millions d’euros sur le site. Cette fondation est déjà derrière la rénovation de la pyramide de Tirana – une restauration à 15 millions d’euros cofinancée avec les autorités albanaises. “Notre investissement permettra de financer la construction d’un nouveau centre d’accueil des visiteurs, d’améliorer les infrastructures touristiques, de conserver les monuments historiques et de soutenir le développement de la communauté locale”, affirme la Fondation.
Pour l’instant, le dernier plan de la FAAD prévoit de construire des boutiques et des cafés à côté du site historique ainsi que d’augmenter d’une dizaine d’euros le ticket d’entrée au musée au fur et à mesure des années pour obtenir plus d’un million d’euros de profit. Les bénéfices devraient revenir à Butrint.
Pour les opposants, ce projet représente à la fois un conflit d’intérêts, un symbole de la corruption du gouvernement et un risque pour la protection de l’héritage culturel albanais.
Une loi unique pour la privatisation des sites
Depuis 2018, une loi permet aux biens culturels appartenant à l’État albanais d’être “administrés directement ou indirectement” par des “fondations spéciales du patrimoine culturel”. Celles-ci se chargent de la gestion des sites “en usage direct” et “de manière non exhaustive”.
En 2021, la Butrint Management Foundation a été créée, par un accord entre le Ministère du Tourisme albanais et des partenaires publics et privés membres de la fondation, dont la FAAD en grande majorité. Une création vivement critiquée dans l’opinion publique.
“Pour donner la gestion d’un héritage culturel à une fondation privée, il faut prouver qu’il y a un problème de gestion. Pour le cas de Butrint, les experts qui ont travaillé sur le sujet, les mêmes ayant conclu que Butrint devait être géré par une société étrangère, ont été payés par la fondation”, dénonce Andi Tépelena, activiste dans un collectif pour la protection du site de Butrint.
Celui-ci se plaint aussi d'”une absence de transparence de la part du rapport des experts et de la part du gouvernement”. “Nous n’avons aucune idée de ce qu’ils reprochent au site”, il renchérit : “Ils auront toute la gestion du site archéologique, et pourront notamment augmenter le prix du parking, ou mettre en place des hôtels, sans aucun contrôle de l’Etat.”
“Ils ont créé une loi pour permettre ce genre de concession et bénéficier de financement en échange de notre patrimoine culturel. C’est de la corruption pure et un vrai conflit d’intérêt”, affirme-t-il.
Un site très lucratif
Autre point de discorde : selon beaucoup d’opposants au projet, le site n’aurait pas vraiment de réel problème de financement. Bien au contraire.
Pour Auron Tare, ancien directeur du site : “Il est impensable de justifier cette concession par un besoin d’investissement et de financement, car le site de Butrint, que j’ai géré pendant de nombreuses années, n’a besoin d’aucune source de revenu. Il est très profitable.”
Selon les données officielles d’octobre 2023, les revenus de la billeterie au cours de la période de janvier à septembre s’élevaient à 64, 3 millions de leks (628 352 euros), une augmentation de 17 % par rapport à l’année précédente. En 2023, plus de 100 000 touristes ont visité le site.
“La gestion du site est peut être mauvaise. Mais elle devrait rester aux mains du gouvernement, notamment le ministère de la Culture, ou alors du Conservatoire du littoral, mais en aucun cas d’une fondation privée étrangère”, maintient Auron Tare.
Il craint surtout une urbanisation du territoire : “J’ai participé à la protection du site par l’Unesco, toute la zone est normalement protégée. En laissant la gestion à une société privée étrangère, nous n’avons aucune garantie qu’ils ne vont pas laisser un hôtel se construire sur la côte pour faire des bénéfices qui n’iront même pas à l’Albanie.”
“Ce que l’on fait à Butrint, privatiser le meilleur atout du pays, on ne le ferait nulle part ailleurs”, dénonce-t-il, “cela n’a aucun sens”.
Un cas qui sert d’exemple
Les ONG et les associations ont porté cette affaire devant la Cour constitutionnelle, qui s’est réunie à deux reprises sans donner de verdict. Cette décision est très attendue pour les acteurs de la culture albanaise, qui espèrent qu’elle sera un exemple en matière de protection du patrimoine.
“La possible concession de Butrint questionne la réalité de la protection du patrimoine par l’Unesco”, explique Agron Alibali, l’avocat représentant le groupe de députés qui s’opposent au projet.
“L’année dernière, l’Unesco a rendu au gouvernement un rapport sur la privatisation de Butrint. Depuis, nous n’avons aucune nouvelle… Il a sûrement été enfoui”, regrette Auron Tare.
Juliette Roussel