La nouvelle vie des bunkers qui n’ont jamais vu la guerre

La nouvelle vie des bunkers qui n’ont jamais vu la guerre

Les 750.000 bunkers qui parsèment l’Albanie depuis les années 1970 sont des vestiges de la dictature communiste d’Enver Hoxha. Leur but premier : protéger le peuple des bombes contre une invasion qui n’est jamais venue. Restaurants, simples entrepôts ou musées, aujourd’hui, les Albanais et le gouvernement réinventent certaines de ces structures au lourd passé.

En plein centre de Tirana, à deux pas de l’immense place Skanderbeg, se tient un petit dôme gris. Il passerait presque inaperçu s’il n’était pas flanqué d’une voiture des années 40 et d’une (fausse) tour de guet bardée de (vrais) barbelés. C’est en fait la pointe émergée d’un iceberg de béton de 1000 mètres carrés: le bunker antinucléaire du ministère de l’Intérieur albanais. Construites entre 1981 et 1986 pour résister à une attaque nucléaire ou chimique, les 24 salles sont devenues un musée. Ce “Bunkart” fait partie des 750.000 bunkers datant de l’ère communiste de l’Albanie.

Ils font pour ainsi dire partie du paysage, en plein cœur des centres-villes, le long de la côte, sur le bord des routes et sur chaque crête de montagnes. “Ils contribuent à l’attractivité de l’Albanie, comme ses montagnes, ses plages ou sa vie nocturne”, illustre Adens Borova, architecte passionné par ces bâtiments. Outils de propagande du régime communiste, ils ont poussé à partir de 1967 comme des champignons. C’est d’ailleurs leur surnom, pour leur forme caractéristique. La plupart sont bien plus petits. Et ils font partie du quotidien des Albanais depuis près de 60 ans, avec la “bunkerisation” lancée par le dictateur Enver Hoxha à partir de 1967. Mais les bombardements occidentaux ne sont jamais venus et ces bunkers obsolètes avant d’avoir servi ont trouvé d’autres usages au fil des décennies.

Un “bunker champignon” en plein centre de Tirana. Photo : Mia Goasguen–Rodeno

Sur les terrains privés, ils deviennent aisément cabanons de jardin, abris pour animaux dans les fermes, caves à vin… Certains usages plus régionaux se distinguent même. Sous les grandes villes, les bunkers sont plutôt en forme de tunnels et bien qu’invisibles, ils servent d’entrepôts aux commerces en surface. “Dans le sud, ils sont fréquemment utilisés en local à poubelle”, pointe l’architecte tiranais. Sur la côte, les chapes de béton accueillent volontiers restaurants ou cabines de plage, comme dans le village balnéaire de Golem. A Vlora, ville côtière au sud du pays, un autre architecte, Elian Stefa a imaginé en 2013 le projet “Concrete Mushroms” (“champignons de béton”), pour les transformer en chambre d’hôtel à moindre coût.

D’autres projets prennent plus d’ampleur, et sont soutenus par le gouvernement: Elian Stefa se charge depuis 2019 de planifier la transformation de l’ancienne base militaire de l’île de Sazan, en lien avec le ministère du Tourisme. Le projet le plus abouti reste le double musée Bunkart 1 et 2. En 2014 puis 2016, le gouvernement a ouvert les portes de l’abri antinucléaire du dictateur Enver Hoxha et du ministère de l’Intérieur. Dès l’entrée du second, une centaine de photographies éclairées : ce sont les visages des victimes des services secrets du régime communiste albanais, la “Sigurimi”. Dans les sous-sols de Tirana, où le XXe siècle albanais se déroule dans les austères centres de télécommunications, les cellules de tortures, et les appartements privés du ministre de l’Intérieur.

Sous l’entrée du Bunkart 2, les visages des victimes des services secrets communistes sont exposés. Photo : Mia Goasguen–Rodeno

Un enjeu mémoriel essentiel pour ce visiteur américain, descendant d’immigrés albanais : “C’est la première fois que je viens en Albanie sur les traces de mes parents”, confie Burim Williams*, ému à la fin de la visite du Bunkart 2. “Ce musée m’aide à comprendre cette vie qu’ils ont fuie, et dont ils ne m’ont jamais parlé”, ajoute le cinquantenaire, avant d’appeler ses enfants à Boston pour leur raconter ses premiers jours de voyage. Conviction partagée par Adens Borova :  “Je pense que cette mémoire ne doit pas être oubliée, c’est le seul moyen de ne pas répéter ce qu’il s’est passé”, appuie-t-il avec force. 

Il attend toutefois une initiative à plus grande échelle : “au lieu de simplement en réutiliser quelques-uns, il faudrait entretenir les bunkers et faire une carte accessible à tous sur internet, pour que les Albanais et les touristes s’y rendent”, propose-t-il. L’attrait touristique de ces champignons de béton est indéniable. Dans les boutiques de souvenirs, les porte-clés ou les miniatures à leur effigie se vendent volontiers pour quelques leks. Il ne faut pas chercher longtemps sur Internet pour trouver des guides touristiques proposant des randonnées thématiques, ou des vidéos d’amateurs d’urbex, qui explorent les structures laissées à la nature.

Des bunkers miniatures aux couleurs de l’Albanie sont vendus par les boutiques de souvenirs. Photo : Mia Goasguen–Rodeno

Sur les 750.000, la majorité reste abandonnée, envahie par la végétation, les insectes, les serpents et les chauves souris. Les bunkers sont pourtant de véritables mines… de fer ! “Les Albanais ont l’habitude de dire que la quantité de béton armé pour construire un bunker est la même qu’un appartement”, ironise Adens Borova. Avec un bunker en moyenne pour quatre Albanais, récupérer le fer qu’ils contiennent pourrait atténuer les problèmes de logements albanais. Alors pourquoi ne sont-ils pas simplement détruits et recyclés ? Certains le sont, mais le processus est coûteux donc exceptionnel. “Imaginez-vous apporter à chaque fois une grue immense pour les extraire du sol, puis le marteau-piqueur pour les détruire et récupérer les barres de fer. Ils ont été conçus pour résister aux bombes !”, s’exclame l’architecte tiranais. “Les Albanais se disent aussi “Laissons-les ici, peut-être qu’ils serviront vraiment un jour””, glisse-t-il.

*Le nom a été partiellement modifié pour conserver l’anonymat de la source.

Mia Goasguen--Rodeno

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