L’Albanie face à son passé : un processus difficile et long
Pendant près de 50 ans, l’Albanie a subi l’un des pires régimes en Europe. Enver Hoxha (1908-1985) ancien Premier ministre communiste, a fait régner la terreur. Surveillance permanente, emprisonnements, exécutions, torture étaient le quotidien de milliers d’Albanais. Longtemps frileux à l’idée d’évoquer ce douloureux passé, le pays tente petit à petit de faire face à cette histoire. La transmission se fait notamment grâce à un musée.
C’est un lieu connu et redouté par les albanais. Le musée de la surveillance secrète surnommé “la maison des feuilles” est représentatif de la dérive autoritaire qu’a connu l’Albanie pendant près de 50 ans. Et pour cause, ce musée était l’ancien quartier général de la Sigurimi la police secrète du régime. Un des piliers de la dictature d’Enver Hoxha le dirigeant communiste.
Situé dans le centre de Tirana, le musée a été inauguré en 2017 et dédié « aux personnes innocentes qui ont été espionnées, arrêtées, poursuivies, condamnées et exécutées sous le régime communiste ». L’objectif ? Raconter aux jeunes générations et aux étrangers une des périodes les plus sombres de l’histoire du pays. Des milliers d’Albanais ont été emprisonnés, d’autres internés dans des camps de travail.
L’ensemble de l’arsenal de surveillance de la Sigurimi y est exposé. Les techniques de torture des agents y figurent aussi. La mission de la police secrète était de traquer l’ennemi de l’intérieur avec des appareils d’enregistrement aussi différents, les uns, des autres. Des objets envoyés par la Stasi aujourd’hui désuets mais redoutablement efficaces durant cette période. Ce musée fait partie des dispositifs mis en place par les autorités dans une volonté d’ouverture et pour mettre en lumière cette période sombre de l’histoire.
La transmission par les témoignages
Durant la période de la dictature communiste, la délation était devenue un sport national « on était surveillé par nous-mêmes. La dénonciation venait des propres membres de la famille. Des parents qui dénoncent leur fils, une femme qui dénonce son mari », assure Eduart guide touristique durant la période communiste. Chaque albanais était soumis à une pression inimaginable pour les forcer à collaborer. Un albanais sur cinq aurait collaboré avec la police secrète, délibérément ou sous la contrainte.
« Il y avait un lavage de cerveau, la propagande était partout. On devait étudier et apprendre par cœur les œuvres du camarade bien aimé, le dictateur Enver Hoxha. Les intellectuels étaient aussi très surveillés, ils avaient un dossier sur la majorité d’entre eux », raconte le guide.
Le natif de Girokaster a accompagné Luc Bouniol Laffont ancien attaché culturel à l’ambassade de France à l’époque communiste. Ce dernier est venu récupérer l’année dernière son dossier dans les archives, désormais ouvertes. « Cétait le personnage le plus surveillé à l’époque en Albanie ! », affirme-t-il.
Il reste également marqué par le nombre de procès « il y avait énormément de faux procès accompagnés par des faux témoignages pour condamner les gens. Tout était préparé avec des photos trafiquées. La Sigurimi mettait en œuvre cela et lors du procès, tu devais avouer, signer des papiers », ajoute l’homme de 61 ans.
Pour cet ancien professeur de français, il est indispensable de raconter cette histoire aux plus jeunes. Certains films de propagande de l’époque sont toujours diffusés aujourd’hui à la télévision albanaise. « Cela ne me dérange pas car ils sont vus autrement. J’ai deux filles et je veux qu’elles connaissent cette histoire, il ne doit pas y avoir de tabou dessus. »
« Nous connaissons des problèmes sociétaux, de corruption, de criminalité qui découlent de cette période »
Certaines personnes en Albanie poussent pour que l’autocritique aille plus loin. Jonila Godole une des premières femmes journalistes albanaises après la chute du communisme, en fait partie. Elle avait 16 ans lorsque le régime s’est effondré. Son grand-père était considéré comme un dissident par le pouvoir car celui-ci possédait quelques hectares de terre et était considéré comme un bourgeois. Depuis, informer la jeunesse sur le passé est devenu une priorité pour elle.
« On ne parle pas assez de ce passé, les jeunes n’ont pas une idée claire. La société albanaise veut aller de l’avant et laisser le passé derrière elle. Mais il est une partie de notre identité, qu’on le veuille ou non » affirme-t-elle. Pour résoudre cette problématique, cette enseignante en journalisme politique mise sur la prochaine génération.
C’est pourquoi elle a créé l’association Institute for Democracy Media and Culture. Cette petite structure organise plusieurs fois par an des visites au musée de la surveillance secrète avec des collégiens et édite ses propres livres d’histoire et documents sur l’histoire de la dictature. L’IDMC demande également à l’Éducation nationale albanaise d’imposer ces sorties scolaires sur les lieux de mémoire à tous les élèves albanais, comme ils le font d’autres pays d’Europe de l’Est.
Cependant, elle regrette que l’Albanie n’honore pas suffisamment son devoir de mémoire primordial pour comprendre la société albanaise actuelle, « aujourd’hui bien sûr, nous ne sommes plus dans une dictature mais nous connaissons des problèmes sociétaux de corruption, de criminalité qui découlent de cette période. C’est très présent aujourd’hui, nous avons toujours la même culture, la même mentalité des politiciens, la corruption. C’est un héritage du passé », explique l’enseignante.
La société albanaise porte encore les stigmates de cette période de son histoire. La mise en œuvre depuis quelques années de musées, la transformation de bunkers en lieu de mémoire, l’accès aux archives de la dictature sont des initiatives nécessaires pour consolider la fragile démocratie albanaise. Jonila Godole compte sur les plus jeunes, « je leur dis de protester, de se battre pour le changement. Je suis optimiste et je pense que quelque chose va se produire et va transformer les mentalités », pense-t-elle.
Aïssata Soumaré